Chapitre 13
Stephen Abbott jeta un coup d’œil rapide au visage de sa compagne illuminé par l’écran de cinémascope. Le film l’ennuyait, d’une part parce que le gros cow-boy ridé avait très largement passé l’âge de jouer les supermen, d’autre part et surtout parce qu’il n’avait pas ses lunettes. Vikki ne savait pas qu’il devait en porter de temps à autre et il craignait de gâcher leurs relations en le lui apprenant. Elle se détacherait de lui probablement si jamais elle découvrait aussi qu’il avait deux fausses incisives. C’est pourquoi, dès qu’il lui « roulait un patin », il fallait qu’il fût terriblement sur ses gardes imaginez qu’il aille perdre son appareil ! C’est qu’elle était vachement difficile. Elle pouvait se le permettre, d’ailleurs ! C’était de loin, la plus chouette gisquette du quartier.
Et ce n’était pas tout – il avait envie d’aller au cabinet. Ce n’était pas encore désespéré, mais l’idée qu’il ne pourrait pas y aller ne faisait qu’aggraver les choses. Or, s’il ne pouvait pas y aller, c’est qu’il n’avait pas ses lunettes et serait par conséquent incapable de retrouver sa place dans la bonne rangée en revenant. Ca lui était déjà arrivé une fois, ce coup-là, avec une autre gisquette. Il avait arpenté l’obscurité jusqu’à ce que la fille, gênée, finisse par lui faire un grand signe du bras. Elle l’avait trouvé godiche et avait refusé de sortir avec lui la fois suivante.
Il remua inconfortablement dans son fauteuil. Il passa un bras autour des épaules de la fille et elle se nicha tout contre lui, une main posée sur sa cuisse. La totalité de ses sens se concentrèrent sur cette petite surface de peau. Il l’embrassa légèrement sur la joue, puis, plus appuyé, sur les lèvres, et elle tourna la tête vers lui, accroissant la pression de ses doigts sur sa cuisse. Bon, ça faisait deux semaines maintenant qu’il se retenait pour ne pas gâcher ses chances et il songea que le moment était peut-être venu. Le cœur battant à grands coups, la tête pleine d’amour et l’envie de pisser soudain annulée par un désir plus fort, il plaça sa main libre sur le poignet de la fille et caressa l’étoffe soyeuse de son chemisier. Il amena un doigt tremblant jusqu’aux boutons du chemisier et l’introduisit par l’étroite ouverture ménagée entre deux d’entre eux, comblé de sentir soudain la peau tiède. Il remuait donc doucement le doigt, attendant la rebuffade. Comme elle ne vint pas, il retira son doigt et éleva lentement, lentement sa main vers la poitrine. Il finit par en atteindre le doux renflement et referma la main. Sans conviction, elle chercha à écarter sa main. Loin de la retirer, il l’introduisit par l’ouverture du chemisier, jusqu’à la coincer entre deux boutons.
Il la dégagea et défit l’un des boutons. Il entendit le soupir de surprise de la fille quand il introduisit de nouveau la main dans son corsage.
Il songeait : ma première. Ma première gisquette vraiment jolie ! Fini les boudins, les grosses, les maigres, les grands tarins, les dents de cheval ! Enfin une qui est jolie ! Vachement jolie ! Ooh, je l’aime ! Tu vas voir la gueule des copains quand je leur dirai qu’elle s’est laissée peloter !
Sa main se glissait à l’intérieur du soutien-gorge de dentelle, découvrait le dur petit téton, le pinçait, le pressait comme un bouton.
Soudain la fille poussa un hurlement et se leva d’un bond, entraînant sa main captive avec elle.
— Je ne voulais pas...balbutia-t-il, rouge de honte à l’idée de tous ces regards convergeant soudain sur lui.
— Quelque chose m’a mordue ! hurlait Vikki. Il y a quelque chose par terre et ça m’a mordue !
Il baissa les yeux mais ne vit rien, dans l’obscurité. Il se courba, plus pour échapper aux regards des autres spectateurs que pour découvrir le fameux « quelque chose ».
— Il n’y a rien, dit-il misérablement.
— Mais si ! Je te dis !
Elle se mit à pleurer, se jetant presque sur les genoux du spectateur assis à côté d’elle. Dans la rangée d’à côté, quelqu’un alluma un briquet et en approcha du sol la petite flamme.
Une grosse forme noire était tapie sous un siège.
Vikki poussa un hurlement aigu, en même temps qu’une femme de la rangée d’à côté qui, elle, bondit sur ses pieds. En un instant, la salle entière fut en proie au tumulte. Les spectateurs se levaient, lançaient des coups de pied, sautaient pour éviter « quelque chose » à leurs pieds.
— Les rats ! lança une personne terrorisée dont le cri roula dans la salle, bientôt repris et amplifié par des dizaines d’autres.
Vikki commença à trépigner comme une folle, comme si le contact du sol la rendait plus vulnérable aux attaques des rongeurs. Stephen la prit aux épaules et tenta de la calmer. Les lumières de la salle s’allumèrent. C’est alors que la terreur atteignit son comble : tous les spectateurs virent que la salle entière grouillait de rats. Il y en avait jusque sur les dossiers des fauteuils. Des hommes, des femmes hurlaient tout en se battant pour essayer de s’arracher à leurs sièges, bloqués de part et d’autre par d’autres spectateurs. Les portes de sortie furent rapidement bloquées par la foule qui s’y pressait, la panique jetant les gens les uns contre les autres, trébuchant, tombant pour être aussitôt piétinés par d’autres fuyards. Sur l’écran, le grand cow-boy entamait le règlement de comptes final avec les méchants.
Stephen arracha un rat de la chevelure de Vikki et le jeta loin de lui, non sans que les dents acérées de la créature aient eu le temps de lui lacérer la main. Il l’attrapa par le bras et la tira au long de la rangée de fauteuils, poussant les gens qui se trouvaient devant lui. Les lumières de la salle baissèrent alors inexplicablement jusqu’à s’éteindre de nouveau. Seuls les reflets de l’écran éclairaient désormais la scène confuse. Quelque chose mordit la jambe du garçon, et il tenta de s’en débarrasser en donnant des coups de pied contre le dossier du fauteuil qui se trouvait devant lui. Mais il n’avait pas assez de recul, et le rat resta accroché. Il se pencha pour l’arracher avec les mains, mais un autre rat planta ses crocs dans celles-ci. En désespoir de cause, il s’assit sur le dossier du siège qui était derrière lui et leva à grand-peine sa jambe sur le dossier du siège de devant, hissant le gros rat noir qui s’y accrochait. Vikki s’éloigna de lui en courant et trébucha sur un homme aux prises avec trois rats et qui n’allait pas tarder à mourir. Elle tomba lourdement et fut instantanément recouverte de corps frétillants, ses cris se perdant dans ceux des autres.
Stephen prit la gorge du rat à pleines mains et serra de toutes ses forces sans parvenir à lui faire lâcher prise. Il en sentit un autre lui sauter dans le dos et planter ses crocs dans sa veste, dont il se débarrassa aussitôt sans réfléchir, laissant tomber le tout – veste et rat – entre les fauteuils de la rangée de derrière. Un homme qui se trouvait devant lui se saisit bravement du rat et tira pour l’arracher à la jambe du jeune homme. Instantanément, le rongeur lâcha prise et fit volte-face, mordant l’homme au visage.
Il s’abattit en hurlant de douleur et d’effroi.
Stephen regarda par-dessus les fauteuils et comprit qu’il ne pouvait plus rien pour son sauveur. Jetant les yeux autour de lui, il ne découvrit aucune voie de retraite ; il sauta donc sur le dossier d’un fauteuil et commença de progresser prudemment le long des rangées. Il s’appuyait quand il le pouvait sur les épaules d’autres spectateurs mais, la plupart du temps, il devait s’en remettre à la chance pour garder l’équilibre. A plusieurs reprises, il glissa mais parvint à se redresser d’un coup de rein. La peur qui l’habitait lui donnait le supplément de forces qui lui permettait de continuer. Autour de lui, le massacre devenait irréel. C’était un cauchemar auquel l’étrange lumière de l’écran géant contribuait à conférer un éclairage surnaturel.
Devant lui, un homme leva un rat au-dessus de sa tête et le projeta de toutes ses forces dans sa direction. Le long corps fourré le heurta au passage et le fit retomber entre les fauteuils. Il tomba de tout son poids sur le dos et demeura là un moment, le souffle coupé, incapable de bouger. Quelqu’un trébucha sur son corps étendu et s’abattit de tout son long, luttant avec un rat accroché à ses bras. Le rongeur se trouva écrasé contre sa poitrine ce qui le fit geindre d’angoisse. Il martela de ses poings l’homme et le rat, poussant des jurons mêlés de sanglots de petit garçon. Il fut soulagé du poids qui l’étouffait quand l’homme parvint à se remettre sur pied, le rat toujours accroché à ses bras, un autre lui étant tombé sur la nuque et cherchant à lui ouvrir la gorge.
Le garçon se releva, grimpa de nouveau sur les dossiers et reprit sa périlleuse navigation sur cette mer de spectateurs déchaînés et impuissants. Beaucoup de gens avaient maintenant réussi à gagner les allées latérales mais ils s’y pressaient en tel nombre qu’ils se bousculaient, se gênaient mutuellement et annulaient leur unique chance de salut : une fuite rapide. Les portes étaient bloquées par des corps entassés et ceux qui parvenaient quand même à se glisser dans le hall d’entrée y étaient poursuivis par les rats.
Non loin de lui, Stephen aperçut un couple de vieilles gens qui se tenaient étroitement enlacés pour un dernier et désespéré embrassement, les rats leur dévorant les jambes et les fesses et finissant par réussir à les entraîner au sol où ils furent engloutis par la vermine.
Il vit encore un autre homme qui se tenait tout raide dans son siège, les yeux dans le vide mais comme fixés sur l’écran, vitreux. Deux rats festoyaient à l’intérieur du trou hideux qu’ils lui avaient creusé dans le ventre et l’estomac.
Un groupe de tout jeunes garçons avait formé une espèce de cercle. Bras dessus bras dessous et dos à dos, ils se dirigeaient vers la sortie en distribuant des coups de leurs lourds godillots dans toutes les directions. S’ils parvinrent ainsi à maintenir les rats en respect, ils n’allèrent jamais plus loin que la porte qu’ils trouvèrent bloquée par un amoncellement de spectateurs, vivants, morts ou agonisants.
Au balcon, les choses n’allaient guère mieux. Il n’y avait que deux portes de sortie et c’est par là que les rats s’engouffraient en un flot ininterrompu. Les gens qui s’y étaient d’abord portés en masse refluèrent dans le plus grand désordre et, trébuchant les uns par-dessus les autres, finirent par rouler par-dessus la barre d’appui pour s’abattre lourdement sur les spectateurs de l’orchestre, dix mètres plus bas.
Stephen continuait de sauter de fauteuil en fauteuil, sanglotant de frayeur. Il parvint enfin aux premiers rangs. Il y régnait un calme relatif, la plupart des rats et des spectateurs se trouvant désormais dans les allées latérales et autour des portes de sortie. Il sauta sur le sol et se dirigea vers la scène. Il parvint à y grimper et à reprendre l’équilibre. Il vit alors un véritable flot continu de corps couverts de fourrure noire courir droit sur lui, surgissant de derrière le rideau cramoisi. Il fit volte-face pour courir dans la direction opposée mais il glissa dans le sang qui dégoulinait de sa jambe blessée et s’abattit. En un clin d’œil les rats furent sur lui, écrasant son corps sous leur poids, sous leur odeur abjecte, jouant des coudes et des hanches, pour être les premiers à planter leurs longues incisives jaunes dans sa chair de seize ans. Il les battit de ses bras, de plus en plus faiblement puis, renonçant, il les replia sur son visage pour une ultime et dérisoire protection. Ce fut presque avec soulagement qu’il laissa les atroces créatures se repaître de sa chair et de son sang.
Levant un instant le bras qui protégeait ses yeux, et avant qu’ils ne fussent à leur tour dévorés, il eut le temps d’apercevoir sur l’écran une image qui ne parvint jamais à son cerveau le mot « FIN ».
Il y avait quelque vingt ans que George Fox était employé par le zoo. Au contraire de bon nombre de ses camarades, il respectait profondément les animaux dont il avait la charge, il se faisait du souci lorsque l’un de ses lions n’était pas dans son assiette, cajolait sa gazelle favorite jusqu’à ce qu’elle accepte de manger et passa même une nuit blanche au chevet d’un serpent malade. Le jour où des blousons noirs avaient pénétré dans la volière et, sans autre raison qu’une cruauté sanglante, avaient massacré une trentaine de ses amis ailés aux brillantes couleurs exotiques, il s’était effondré et avait pleuré pendant trois jours et trois nuits. Il avait pour ses pensionnaires, grands ou petits, féroces ou dociles, une grande sympathie et une profonde compréhension. Et cette fois même où un singe lui avait arraché la moitié de l’oreille avec les dents, il y avait de cela quelques années, il ne l’avait même pas corrigé. Surmontant sa douleur, il l’avait doucement déposé sur le sol et était sorti de la cage, pressant un mouchoir trempé de sang sur sa blessure.
Or, ce soir-là, il sentait que les pensionnaires du zoo étaient agités. Il y avait dans l’air un calme, une tranquillité qui n’étaient guère habituelles pour le grand parc zoologique londonien et, en même temps, les animaux ne dormaient pas. En faisant sa tournée, il remarqua les pensionnaires qui arpentaient leurs cages de long en large, les singes peureusement serrés les uns contre les autres et fouillant la nuit de leurs yeux craintifs, les oiseaux clignant silencieusement des yeux sur leurs perchoirs. Seul le rire fou de l’hyène perçait le lourd silence de la nuit.
— Tout doux, Sara, tout doux, lança-t-il à l’adresse de sa favorite, un guépard femelle qui tournait en rond dans sa cage de la section des félins. Il n’y a aucune raison d’être nerveuse comme ça.
Soudain, des hurlements suraigus d’oiseaux percèrent la nuit. « On dirait que ça vient de la volière », se dit-il. Il courut au long du tunnel qui, passant sous la route, conduisait aux berges du canal où se dressait la remarquable maison des oiseaux. Un autre gardien le rejoignit à l’entrée du passage souterrain.
— Que se passe-t-il, George ? haleta l’autre homme.
— Je ne sais pas encore, Bill. Quelque chose a dérangé les oiseaux, ils ont l’air d’être devenus fous.
Ils pénétrèrent dans le tunnel mal éclairé, s’aidant de leur torche électrique. Quand ils en émergèrent, à l’autre extrémité, ils entendirent un cri aigu dans la direction du logement des girafes. A leur grande horreur, ils aperçurent l’une de ces gracieuses créatures qui faisait le tour de son enclos en courant, le corps couvert de formes noires. Elle finit par se jeter dans le fossé plein d’eau qui entourait sa pelouse et s’y agita follement.
— Bon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Bill, peu sûr de ce qu’il avait aperçu à travers l’obscurité.
— Je vais te dire ce que c’est, moi, cria George. C’est ces foutus rats. Ceux qu’ils avaient soi-disant exterminés, les rats géants ! — Il fit plusieurs pas dans la direction de l’animal sans défense mais se ravisa et revint vers Bill. — Retourne au bureau, vite ! Appelle la police, dis-leur que le zoo est attaqué par les rats. Dis-leur qu’on a besoin de toute l’aide qu’ils pourront nous envoyer ! Dépêche-toi !
Il se remit à courir vers la girafe, conscient de son impuissance mais courant quand même. Il se retourna en entendant un hurlement humain en direction du tunnel, pour voir Bill en ressortir couvert d’un grouillement noir, quelque chose qui ressemblait à du sang jaillissant de sa tête. Il le vit s’effondrer, se redresser à demi puis tomber à tout jamais.
— Dieu tout-puissant !
Il fallait qu’il parvienne au téléphone. Il y avait un autre bureau, dans cette section, mais il n’en fallait pas moins traverser le tunnel plein de rats et passer le pont qui enjambait le canal, le canal d’où les rats provenaient, probablement. « Les salauds ! Il n’y a plus de rats, ils avaient dit. Ils sont exterminés, morts ou mourants ! Et voilà, les rats attaquent mes pauvres animaux ! Mes animaux ! »
Il poussa un gémissement, incapable de rien faire. Il finit par se décider pour un plan d’action, essayant d’ignorer les cris des animaux attaqués dans la section où il se trouvait. Il courut jusqu’à la haie qui séparait le zoo de la route et la gravit maladroitement. Il retomba lourdement de l’autre côté et il était encore à quatre pattes quand il aperçut les phares d’une voiture qui s’approchait. Il se jeta au milieu de la route, agitant les bras comme un moulin. Il crut d’abord que l’auto ne s’arrêterait pas, mais le chauffeur finit probablement par apercevoir son uniforme dans la lumière de ses phares et il écrasa sa pédale de frein. La voiture fit une embardée et s’arrêta dans un hurlement de pneus, tandis que George faisait un bon de côté pour ne pas être écrasé. Avant même que l’autre eut fini de baisser sa vitre, il lui vociférait des instructions.
— Appelez la police ! Vite ! Dites-leur que des rats, des centaines de rats attaquent le zoo. S’ils n’arrivent pas le plus vite possible, ces saletés vont massacrer mes animaux. Allez-y, Bon Dieu ! Vite, vite !
Alors que la voiture reprenait de la vitesse, une horrible pensée frappa l’esprit de George. Quand la police et l’armée seraient sur place, la seule arme qu’ils pourraient utiliser serait le gaz. Aussi mortel pour les animaux que pour les rats. Avec un cri de désespoir, il traversa la route et se précipita vers l’entrée principale du parc zoologique. Alors qu’il en enjambait le tourniquet, il aperçut la silhouette de deux gardiens, en service de nuit, qui venaient à sa rencontre en courant.
— C’est toi, George ? cria l’un des deux en lui envoyant le rayon de sa torche dans la figure.
— Oui, c’est moi ! répondit-il en protégeant ses yeux de sa main en visière.
— Sors de là, George ! Ca grouille de rats ici ! Les rats géants ! Ils attaquent les animaux !
— Non, il faut les libérer ! Ouvrir les cages ! On peut pas les laisser massacrer.
— Tu parles ! On se tire, oui ! On n’y peut absolument rien ! Et tu vas venir avec nous.
Ce que disant, il saisit le vieux gardien par le bras et tenta de l’entraîner vers la sortie. George envoya un coup à l’aveuglette, faisant tomber la torche que tenait son collègue, puis il se dégagea de son étreinte et courut en direction des bureaux.
— Laisse tomber, Jœ, dit le second gardien. Si on lui court après, on va se faire tuer nous aussi. Allez, on se tire.
A contrecœur, l’autre homme secoua la tête puis sauta par-dessus le tourniquet dans la rue.
George courait, ses poumons sur le point d’éclater, ignorant les silhouettes noires qui sortaient en flot du tunnel. Il gravit d’un bond les quelques marches qui conduisaient au bureau où l’on gardait les clés de toutes les cages. Le zoo était maintenant en proie au vacarme. Rugissements, hurlements, gloussements, caquètements, feulements, hennissements, beuglements y composaient une cacophonie infernale. Il se chargea d’autant de trousseaux qu’il en pouvait porter, sachant exactement ce à quoi chacun correspondait et il sortir du bureau, toujours courant.
Devant la cage du grand gorille, il s’arrêta, fasciné. Le puissant primate, le doyen du zoo, recouvrant son ancienne majesté, mettait en pièces les rats de ses mains formidables. Sa force immense lui permettait de briser tous les os de leur corps avant de les projeter en l’air comme autant de poupées de chiffons. Mais sa puissance même n’était rien devant la multitude. Les rats grouillaient sur tout son corps, rendus fous de rage par sa force, sa résistance. Ils finirent par l’entraîner au sol où il continua de se défendre bravement.
George observait le combat à mort de l’impressionnante créature, complètement fasciné ; mais le frôlement des formes noires, à ses pieds, le ramena à la réalité. Baissant les yeux, il vit que les épouvantables créatures passaient en courant à ses pieds, sans lui prêter la moindre attention. Fou de rage, il leur envoya des coups de pied mais, inexplicablement, ils continuèrent de l’ignorer, courant pour se repaître des animaux pris au piège de leur cage.
Le gardien commença à courir dans la même direction qu’eux, ouvrant toutes les cages en chemin. Nombre d’infortunés animaux n’en demeurèrent pas moins tapis tout au fond de leur refuge tandis que d’autres, apercevant une chance de salut, se jetèrent par les portes ouvertes. Les oiseaux étaient les plus chanceux ils pouvaient s’envoler. Mais pour tous les autres, la vitesse de la fuite constituait la seule chance de survie. Les plus fiers choisirent de combattre, tuant un grand nombre de rats avant de succomber sous le nombre, mais la plupart choisirent la fuite. Quand ils atteignirent la clôture extérieure du zoo, ils se jetèrent contre, rendus fous par la terreur et la frustration. Les singes et les animaux les plus légers parvinrent à la franchir mais tous les autres entreprirent de la longer à toute vitesse, ou de se jeter désespérément contre elle.
Le vieux gardien était arrivé à la maison des félins. Les rats ne l’avaient toujours pas attaqué. Il n’avait pas le temps de se poser de questions à ce sujet, il était en proie à une telle inquiétude pour ses chers pensionnaires, que sa propre sécurité lui était totalement indifférente. Il atteignit les premières cages au milieu de rugissements assourdissants, les félins exprimant ainsi à la fois leur peur et leur fureur. Sans hésiter, il ouvrit la cage des lions.
— Viens, Sheik, viens, Sheba !
Il leur parlait doucement, les invitant à sortir. Il reprit sa course, ouvrant toutes les cages, oublieux du danger. Apercevant plusieurs silhouettes noires à la porte de la fauverie, le lion poussa un rugissement de colère et bondit de l’avant. Il déchira la vermine à coups de griffes et de dents. D’autres rats entrèrent, toujours plus nombreux et d’autres félins se portèrent à leur rencontre : le tigre, le léopard, la panthère, le puma, le couguar, tous se joignirent au combat contre l’ennemi commun. Seule le guépard femelle restait dans sa cage.
— Allez, Sara, viens ! Il faut sortir, ma belle, disait George.
Mais le prudent animal grognait du fond de sa cage, découvrant les dents, levant une patte griffue.
— Voyons, Sara. Là, là, bonne fille ! Faut pas avoir peur, doucement doucement. Faut sortir ! — En désespoir de cause, il se glissa à l’intérieur de la cage. — Allez fifille ! Ce n’est que ce vieux George. Allez, doucement, tout doux, je viens t’aider.
Il s’approchait lentement de l’animal, la main tendue, marmonnant des paroles d’apaisement. Le guépard se tapissait dans le fond de la cage, grondant férocement.
— C’est moi, fifille, rien que George, le vieux George.
Le félin bondit sur le vieux gardien et, en quelques secondes, le transforma en une carcasse sanguinolente. Puis le guépard traîna triomphalement le cadavre tout autour de sa cage.
L’animal finit par sortir de la cage. D’un bond, il gagna la mêlée entre félins et rongeurs mais, au lieu de s’attaquer aux rats, il plongea ses crocs dans le garrot de la panthère. La vermine continuait de pénétrer à flot dans la fauverie où le formidable affrontement entre la puissance et la multitude se poursuivit jusqu’à sa conclusion inéluctable.